Histoire

 Emile Borel

Le Laboratoire de Probabilités, Statistique et Modélisation (LPSM, UMR 8001) est né le 1er janvier 2018 de la fusion entre le Laboratoire de Probabilités et Modèles Aléatoires (LPMA) et le Laboratoire de Statistique Théorique et Appliquée (LSTA). Couronnement d'un processus de rapprochement progressif entre les deux unités depuis une dizaine d'années, cette fusion réunit deux branches des mathématiques du hasard qui, à l'université de Paris, avaient été rattachées pendant le vingtième siècle à des structures différentes. Les deux laboratoires qui ont fusionné au sein du LPSM étaient en effet eux-mêmes héritiers d’institutions plus anciennes, respectivement la Chaire de Calcul des Probabilités et Physique Mathématique (CPPM) et l'Institut de Statistique de l'Université de Paris (ISUP) - ce dernier existant toujours aujourd'hui comme institut indépendant. La création du LPSM réalise ainsi, à un siècle de distance, le projet du mathématicien et homme politique Emile Borel (1871-1956) - titulaire de la CPPM à partir de 1920 et fondateur de l'ISUP en 1922 – de créer à Paris un centre unique d’enseignement et de recherche de premier plan sur les mathématiques du hasard.

 Denis Siméon Poisson

En 1834, Denis Siméon Poisson (1781-1840) proposa la création d'une chaire de Calcul des Probabilités OU d'une chaire de Physique Mathématique à la Faculté des Sciences de Paris car depuis le début du 19ème siècle, sous l'impulsion de différentes personnalités au premier rang desquelles se trouvaient Laplace, Fourier et Poisson lui-même, les deux disciplines avaient en effet connu un singulier élan qui imposait un complément dans les programmes d'enseignement. Le premier ministre de Louis-Philippe, Guizot, décida en 1839 de la fondation de la Chaire de Calcul des Probabilités et nomma son ami Guillaume Libri (1803-1869) comme premier titulaire. Libri fut destitué en 1848 à la chute de la Monarchie de Juillet et en 1850, au lieu d'une chaire supplémentaire de physique mathématique et pour pallier la réputation peu sérieuse des probabilités héritée des divagations de Poisson sur les probabilités judiciaires, le nouveau régime créa la Chaire de Calcul des Probabilités ET de Physique Mathématique. Et c’est effectivement la physique mathématique qui constitua l’essentiel des cours proposés pendant six décennies.

C’est Henri Poincaré (1854-1912) qui, poussé par les développements récents de la physique statistique, fut le premier occupant de la CPPM à examiner la question probabiliste sans préjugé négatif afin de montrer qu’on pouvait raisonnablement utiliser le calcul des probabilités pour des modèles physiques. Son cours fut publié en 1896 (une deuxième édition du livre, considérablement augmentée, fut publiée quelques mois avant sa mort en 1912) mais on doit cependant noter que Poincaré resta toujours comme sur le seuil de l'aléatoire, conservant pour la physique un idéal d’horizon déterministe.

Le grand renouveau fut l'œuvre d'Emile Borel qui commença à s'intéresser aux mathématiques du hasard dès 1905. Au sortir de la Grande Guerre, pendant laquelle, profondément impliqué dans la mobilisation scientifique, il avait constaté la nécessité centrale dans le monde contemporain de mener une réflexion théorique et pratique autour des questions de hasard et de mesure des risques, Borel mit son énergie au service de cette cause scientifique. En 1920, il prit en charge la CPPM et commença en parallèle l’élaboration d’un grand traité dont la publication dura pendant tout l’entre-deux-guerres. Composé de nombreux fascicules, ce traité désirait exposer l'état de l'art des connaissances théoriques et appliquées du calcul des probabilités et de la statistique mathématique. L’orientation décisive vers les probabilités que Borel donna à ses enseignements universitaires à partir de 1920 avait d’ailleurs fourni la matière de plusieurs des fascicules du Traité. L'homme politique Borel (maire, conseiller général, député et même ministre) usa de son influence pour la création de l’Institut Henri Poincaré (IHP) en 1928 où il imposa une composante probabiliste d’importance égale avec la composante physique. Maurice Fréchet (1878-1973) fut appelé de Strasbourg pour s’occuper de cet aspect de l’IHP qui devint à partir des années 1930 un des principaux lieux d’étude du calcul des probabilités dans le monde. Ces années virent d’ailleurs toute une génération de jeunes probabilistes français réaliser des recherches de pointe à l’IHP, en particulier autour des chaînes et processus de Markov et sous l’impulsion des puissants travaux de Paul Lévy (1886-1971) sur l’arithmétique des lois de probabilités et les processus stochastiques, tels, entre autres, Wolfgang Doeblin (1914-1940), Jean Ville (1910-1989), Gustave Malécot (1911-1998), Daniel Dugué (1912-1987) ou Robert Fortet (1912-1998).

 Robert Fortet

Fortet fut le dernier occupant de la CPPM et, lors de la réforme des universités d’Edgar Faure suivant les événements de mai 1968 qui supprimait les chaires et les facultés, il obtint de haute lutte la création d’un laboratoire pour sa discipline et c'est ainsi qu'en 1970 fut crée l'Unité 007 du CNRS, le Laboratoire de Probabilités de l'Université de Paris 6-Jussieu dont Fortet fut le premier directeur.

En 1980, quand il prit sa retraite, Jacques Neveu (1932-2016) lui succèda puis Jean Jacod en 1989. En 1999, le Laboratoire de Probabilités de Paris 6 fusionna avec l'équipe de Probabilités et Statistiques de Paris 7 pour former l'UMR 7599 ou Laboratoire de Probabilités et Modèles Aléatoires. A la suite de Jacod, il fut dirigé successivement par Jean Bertoin, par Dominique Picard, Gilles Pagès et enfin par Francis Comets.

Dans les années 1970 à 1990, le laboratoire accompagna le développement spectaculaire des méthodes probabilistes avec les avancées de la théorie générale des processus et du calcul stochastique. Neveu et ses élèves donnèrent une impulsion importante aux études de théorie ergodique et à celles sur les processus de branchements. Marc Yor (1949-2014) et ses nombreux disciples obtinrent des résultats décisifs sur les propriétés fines du mouvement brownien et encadrèrent une pléïade de probabilistes, notamment Wendelin Werner dont les travaux furent récompensés par la médaille Fields en 2006. Les recherches sur l'optimisation et le contrôle stochastiques, ainsi que les méthodes numériques probabilistes, menées notamment par Nicole El Karoui et ses collaborateurs connurent un envol météorique avec l'explosion tumultueuse des mathématiques financières dont le laboratoire devint un des principaux centres mondiaux. Le LPMA vit aussi dans ces années le développement de nombreuses recherches en lien avec des applications à la physique, la biologie ou l'informatique. La théorie ergodique continua quant à elle à être représentée au sein du laboratoire par un groupe dynamique, dont fut membre pendant quelques années Artur Avila (né en 1979, médaille Fields en 2014). De plus, depuis la création du LPMA, le laboratoire comprenait aussi une active équipe de statistique théorique et appliquée.

La création de l’ISUP au début des années 1920 s’inscrivit elle aussi dans l’activité institutionnelle de Borel en faveur des mathématiques du hasard au sortir de la Première Guerre mondiale mais obéit à une autre logique. Borel avait pris conscience du retard français sur les autres pays européens dans l’enseignement des statistiques mathématiques et la réflexion sur leur articulation avec la théorie des probabilités. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en Russie, en Scandinavie, il y avait déjà plusieurs décennies que ces problèmes étaient au centre de recherches académiques variées autour de la démographie, la biométrie, l’économie, l’astronomie et l’actuariat et qu’un enseignement de pointe était mis à disposition d’étudiants appelés à devenir les cadres d’une administration moderne et performante. Devant ce constat alarmant, en 1922, en compagnie de l’ancien directeur de la Statistique Générale de la France Lucien March (1859-1933) - aidé par son successeur Michel Huber (1875-1947) - et de l’économiste et homme politique Fernand Faure (1853-1929), Borel créait l’ISUP, institut indépendant à l’intérieur de l’université de Paris articulé sur les trois facultés des sciences, de droit et de médecine, ayant comme fonction de couvrir l’enseignement et la recherche en statistique au sens large. Le but déclaré était d’enseigner “la méthode statistique et ses applications”. Là où March avait plutôt défendu l’idée de méthodes mathématiques non probabilistes, Borel imposa un socle probabiliste, demandant à Georges Darmois (1888-1960) de se mettre au courant sur ce qui se faisait ailleurs afin que l’ISUP propose, à l’instar de ses homologues étrangers, un enseignement de pointe.

 Georges Darmois

Le premier véritable manuel français de statistique s’appuyant sur le calcul des probabilités, intitulé “Statistique mathématique”, fut publié par Darmois en 1928 chez Doin sur la base du cours “Méthode statistique – Eléments de statistique mathématique” qu’il donnait à l’ISUP. Même si à l'ISUP la plupart des cours étaient tournés vers les applications pratiques (démographie, biométrie, hygiène publique, assurance, industries, finances publiques, etc.) et assurés par des professeurs non issus des milieux universitaires, le cours de Darmois avait lieu en première année et était obligatoire, ce qui fait que tous les élèves y étaient, pour ainsi dire, exposés. Les effectifs de l'ISUP restèrent faibles entre 1925 (la première année où des diplômes furent délivrés) et 1939 et ce n’est après la Deuxième Guerre mondiale que l’institut prit son essor, notamment sous l’égide de Dugué, par la naissance d’autres lieux d’approfondissement de la statistique qu’étaient l’INSEE ou l’ENSAE, vues entre autres comme des écoles de prolongement de l’ISUP et qui commençaient enfin à offrir des carrières intéressantes de statisticiens à des étudiants scientifiques. Dugué entretint un groupe actif de recherche sur les fonctions caractéristiques, marqué par la collaboration avec Kolmogorov, Linnik et Lukacs.

Il est significatif qu’il n’y ait pas eu de chaire de statistique à la faculté des sciences de l’université de Paris avant la date extrêmement tardive de 1965 où elle fut créée pour Jean-Paul Benzécri avant de disparaître en 1968. Benzécri devint alors professeur à Paris 6. L’ISUP restait doté d’une situation floue comme institut indépendant, même si son enseignement était fortement corrélé à l’université Paris 6. À partir de cette époque, plusieurs autres recrutements de professeurs eurent lieu à l’université Paris 6, pour y élargir la surface de la statistique, dont entre autres ceux de Paul Deheuvels et Denis Bosq. En parallèle avec les enseignements de l’ISUP, avaient été créés à l’université en 1969 deux DEA (DEA de Statistique et DEA de Recherche Opérationnelle), qui regroupaient chacun une cinquantaine d’élèves. La décennie 1970-1980 fut particulièrement marquée par le développement de l’Analyse des Données (sous l’impulsion de Benzecri), du Credit-Scoring (sous l’impulsion de Michel Masson, migrant ensuite vers le CETELEM, dont il fut l’un des fondateurs), de la statistique des extrêmes et la statistique des données fonctionnelles. À la retraite de Dugué, Deheuvels exerça, de 1978 à 1981 les fonctions de directeur de l’ISUP. Pour asseoir la corrélation entre l’ISUP et Paris 6 de façon plus institutionnelle, le LSTA fut créé en 1981 sous la direction de Deheuvels, qui abandonna alors la direction de l’ISUP. Cette dernière fut exercée, par la suite, notamment, par Jean Geffroy, Christian Partrat, Jacques Chevalier, Daniel Pierre-Loti-Viaud, Denis Bosq, Michel Delecroix et Olivier Lopez. Au moment de sa création, en 1981, le LSTA avait donc hérité du personnel d’enseignants-chercheurs de l’ISUP, dont une partie notable était titulaire d’autres établissements, où les structures de recherche en statistique n’étaient que moyennement identifiées. Très vite, le LSTA fut agréé par le CNRS sous la forme d’une Jeune Équipe, qui avait évolué en URA en 1983. Un rapprochement avec les spécialistes des mathématiques de l'aléatoire présents à l'université Paris 7 eut lieu afin de créer en 1991 l’URA 1321 “Statistique et modèles aléatoires”, regroupant les statisticiens de Paris 6 et les statisticiens et les probabilistes de Paris 7. Le directeur fut Lucien Birgé de la création à 1996, ensuite Thierry Jeulin jusqu'en 1998 ; à cette date les membres de Paris 7 et quelques membres Paris 6 de cette unité décidèrent de rejoindre leurs collègues probabilistes de Paris 6 pour fonder le LPMA le 1er janvier 1999. Le LSTA reprit ses activités comme laboratoire de l'université Paris 6 et poursuivit une intense activité de recherche en statistique mathématique et statistique appliquée, en s’appuyant en particulier sur un réseau de collaborations industrielles avec des entreprises de premier plan. En 2013, Gérard Biau succéda à Paul Deheuvels à la direction du laboratoire. Les thématiques développées couvraient désormais quasiment tous les domaines de pointe faisant intervenir de la statistique, tout en s’ouvrant aux défis transverses posés par le numérique, qu’il s’agisse de longévité, assurance, biologie, médecine, calcul intensif et machine learning.